Notre cœur s'est arrêté de battre.

Quelque chose est mort en moi, en nous. Je n'étais pas des leurs. Je ne parlerai donc pas d'eux, mais de ce qu'ils ont représenté pour tous les gens comme moi, qui sont la majorité des passionnés du Ray et qui ont aussi le cœur rouge et noir.

 

Comme beaucoup de jeunes niçois, j'ai commencé à fréquenter le Ray sur ce bon vieux béton de la Populaire Sud. En cette époque, on disait encore souvent "le Kop sud". Découvrir le stade c'était un peu comme découvrir la vie. Découvrir qu'il y a un lieu magique où l'on peut conspuer, sauter, chanter, hurler des imbécillités, mourir et renaître dans la même minute. On montait des marches de la Pop, et puis arrivé dans le sanctuaire, on redécouvrait chaque soir ce carré vert illuminé, entouré de gradins. Ca sentait la clope, le shit et le fumigène, l'interdit, la transgression et l'adrénaline. Cela sentait la vie. Et à l'adolescence, ce n'est pas peu de chose.

 

On y croisait des personnages, que je ne citerais pas, car on les connait tous. Ils nous parlaient tifos, Torino, déplacements européens, d'une culture qui nous fascinait et dont nous soupçonnions à peine le potentiel contestataire et libertaire, et les dérives fatalement présentes, mais dont toutes les facettes nous hurlaient à l'unisson : "C'est la vie" ! On y croisait des gens capables de passer des semaines à préparer un tifo, à aller voler des fumigènes, à peindre des bâches, et qui, surtout, arboraient fièrement leurs couleurs, nos couleurs, en un temps où il fallait se battre pour trouver une écharpe, où la notion de produit dérivé n'existait pas, où demander à Mémé de sortir ses pelotes de laine rouge et noire était encore le plus sûr moyen de pouvoir porter dignement ses couleurs. Et puis on promettait à Papa et Maman de pas aller avec les "voyous" en Populaire, et on y allait quand même. Se sentir solidaires, ensemble, parfois entourés d'un stade hostile. Se sentir en vie, c'est tellement important, surtout lorsque l'on a 17 ans.

 

Comme beaucoup de Niçois, je n'ai fait que passer par ce bon vieux béton de la Sud. Certains sont restés, d'autres ont pris leur distance avec la Populaire. Pour plein de raisons d'ailleurs. La culture ultra ne peut pas emporter l'adhésion de tous. Et je n'ai jamais été ultra. C'est un fait. Violence, politique, dérives contenues même dans la formule, impossibles à juguler complètement en soi, parce qu'une tribune est avant tout un agrégat de gens libres et différents, ce qui en fait sa richesse, sa force, mais aussi ce qui la rend difficile à contrôler ; on peut s'en accommoder, ou pas. Et les écarts de quelques-uns finissent par en éloigner certains. Pas tous, heureusement. Et puis, il faut bien que la tribune se renouvelle et que les vieux cons avant la lettre - dont je fais partie - fassent place nette, non ?

 

Pourtant, comme beaucoup, je pensais que jamais je ne suivrais un match assis au Ray. Que même millionnaire, jamais je n'irais poser mes fesses sous le toit de la Présidentielle (les Honneurs !). Qu'il y a les vrais et les faux et que j'étais un vrai. Et aujourd'hui j'y suis abonné sous ce toit, et j'y croise régulièrement des visages que j'ai connu sur le béton de la Sud. Et à chaque fois que je contourne le stade pour gagner ma tribune, je ralentis en passant devant l'entrée de la Populaire, pour humer ce parfum, cette saveur que je n'ai jamais oubliée et qui a aussi fait de moi ce que je suis aujourd'hui dans une insignifiance qui m'est si chère.

 

Depuis, la Brigade fait partie de mon horizon. C'est incroyable de dire ça. Ca fait depuis 2002 que je n'ai plus suivi un match en Populaire et je n'ai jamais été impliqué dans ce groupe, si ce n'est comme simple témoin ou acteur anonyme, mêlant ma voix à des centaines d'autres. Et pourtant, lorsque je suis au Ray, un bout de moi est toujours debout, là-bas, en haut à droite en rentrant, tout près du long escalier suspendu au dessus du paradis. Parce que cela ne s'oublie jamais. Pourtant je l'ai critiquée cette tribune, ses prises de position, ses dérives, c'est tellement facile de critiquer lorsqu'on a le cul posé au chaud ! Malgré tout je l'ai aussi défendue, dans mon entourage, au boulot, à ma misérable échelle, contre ceux qui voient des fascistes et des racistes partout mais qui ne se rendent même pas compte que les racistes c'est eux, bouffis par la haine ordinaire du Niçois, qui en France est une sorte de lieu-commun admis et toléré, car les frontières du racisme s'arrêtent bien sûr à l'espace Shengen. Quand j'arrive au Ray, je traîne parfois un peu à la Rotonde, je bois un verre à l'Olympic, avec les potes qui sont encore abonnés au Sud. Et oui, je les accompagne jusque devant la Sud, je hume, donc, ce parfum de souffre et... de jeunesse, de ma jeunesse. Et puis, je regagne ma tribune, avec nostalgie mais sans l'once d'un regret. "Ah, ils font caguer à lancer des trucs sur le terrain !" ; "mais pourquoi ils le sifflent ?" ; "Petan, mais ça va trente seconde les insultes !" ; "ils feraient mieux d'encourager leur équipe au lieu de brandir des banderoles !". Ces commentaires, on les entend à tous les matchs. Ils répondent à ceux que j'ai connu là-bas, sur le béton : "les Vieux, réveillez-vous" ; "c'est des Niçois ou des Marseillais en Honneur ?" etc... C'est comme ça, c'est le jeu. Les jeunes, les vieux, les vrais, les faux, eux, nous…

 

Mais pourtant, pas un de mes voisins de tribune, dont certains - faut-il le rappeler ? - ont 40 ou 50 ans de Ray derrière eux, ne passe moins du tiers de son match à épier les moindres faits et gestes de la Brigade. A guetter le moment où il pourra, lui aussi taper des mains ou reprendre en cœur un "Allez, allez le Gym allez…", voire, pour les plus jeunes un "qui ne saute pas…!" Pas un ! Pas un qui ne jette un regard vers la Sud avant de prendre place en se demandant si l'ambiance sera bonne ce soir. Pas un qui, lorsque les visiteurs ont l'outrecuidance de se faire entendre, ne jette un regard implorant à la Sud en attendant que monte la clameur qui fera taire les Autres. Pas un pour qui la Brigade ne soit au fond au moins aussi importante que le match lui-même. Pas un pour qui le stade se résume à une simple confrontation sportive, pas un qui ne se lève à l'entrée des joueurs pour mieux admirer les tifos, de la Sud (ou de la Nord). Pas un qui ne frémit de fierté et de bonheur lorsqu'il entend hurler à pleins poumons "Les gens veulent savoir…!". Pas un, malgré tout ce qui peut parfois le séparer des jeunes de la Populaire et qui ne tient pas qu'à une question de génération, comme une évidence, qui ne sache au fond de lui-même que tant que la Brigade sera là, il sera chaque jour un peu plus fier d'être Niçois. Pas un !

Pas un, je l'espère qui ne sente confusément, monter comme une sorte de sourd malaise, comme la désagréable sensation que ce que l'on cherche à tuer aujourd'hui n'est pas seulement le football, la BSN, pas même seulement l'âme du peuple niçois, mais au fond, nos libertés. Pas un je l'espère qui ne mesure que ce qui se joue aujourd'hui est bien plus que du football, mais tout simplement la société que nous voulons transmettre à nos enfants. Une société où il subsiste encore des espaces sulfureux, certes avec leurs dérives, fatalement, mais des espaces où l'on puisse encore être soi-même, et un peu plus que soi-même, faire un gentil pied-de nez à l'autorité et à l'ordre moral, penser, agir et pourquoi pas transgresser, mais en être libre, conscient, maître de sa destinée et, osons le dire, en citoyen. Pas cet ersatz de corps social où nous serions tous au garde à vous, muets, forcément d'accord avec le voisin et le journaliste. Cette société inquiète, de la peur de l'Autre, du voisin, de l'Ultra, du jeune, de l'Arabe, du Noir, du juif, du contestataire, elle a déjà existé par le passé, et elle se construit sous nos yeux, avec les moyens d'un État policier et médiatique omnipotent. Elle existe déjà lorsque l'on s'efforce de fermer les stades pour que le peuple soit plutôt rassemblé devant "La ferme des célébrités" que dans une tribune…

 

Je ne sais pas si samedi en quinze, contre Sochaux, j'aurais le courage de repasser devant la Sud. Je ne sais même pas si j'aurais le courage de monter. Et plus grave, désormais j'ai peur.

 

Ma fille, dans quel monde vas-tu grandir, que je n'ai su ou pu te construire ? Pardonne-moi, mon amour.