20 011

 Quelle purge ! Mais au lieu de déplorer la baisse de fréquentation, il est vrai préoccupante, du Ray, nos chers dirigeants feraient bien mieux de s’étonner qu’il y ait encore près de 9000 pékins pour traîner savates dans les vénérables travées de Saint Maurice ! Tapis rouge, hôtesses, bulles et canapés, même en populaire, car il faudrait rien moins que ça pour récompenser cette foi insensée qui ramène nos pas chaque quinzaine vers le temple défraîchi de notre vaine passion. Mais bon, sommes-nous supporters ? Oui, alors, courbons l’échine, faisons le dos rond, faisons mine même de ne pas remarquer le dispositif policier digne d’un jour de pèlerinage à Kerbala, recentrons-nous sur l’horizon ultime, l’alpha et l’oméga du supporter de tout club médiocre : le maintien, fût-il dans la douleur, sera notre seule et unique récompense, comme toujours, depuis dix ans bientôt. Encore que…

 



Ah, ce 20 avril ! On l’a déjà tous biffé sur nos calendriers. Ce 20 avril, le Ray sera en fête. Comme il ne l’a plus été depuis si longtemps. Les dinosaures nous parlerons, et nous les écouterons avec passion et comme un brin d’incrédulité, de ces soirées magiques où l’on jouait le tire à Léo Lagrange, contre Lille, le Racing, Reims, les Verts. Où l’on jouait les grands d’Europe (pas le Slavia ou Killer-Pebrock), le Réal, Cologne, le Barça… Personnellement, et n’étant plus tout jeune non plus, je me souviens de Strasbourg, un soir de barrages, et d’une demi-finale contre Sochaux (la coupe à Moustache et les Menhirs rugueux n’ont rien de souvenirs à exalter). Quelles ambiances extraordinaires. Allez, je me lance.

 

C’était en 1990, en juin. Nice jouait sa survie en première division contre le Strasbourg du fils Djorkaeff. Toute une génération garde au fond du cœur ces images fantastiques. On avait pris 3-1 chez les Cigognes, avec un but de Robby Langers pour maintenir l’espoir au bout d’une saison catastrophique, où seul le Luxembourgeois, au sein d’un effectif pourtant huppé, avait surnagé. Ce soir là, j’écoutais le naufrage strasbourgeois des rouges et noirs à la radio et je me disais que le foot était mort à Nice. Et puis, une semaine plus tard, nous avions pris le chemin du stade, parce qu’autour de nous, amis, famille, proches ou inconnus, tout le monde en ville disait : « le Gym ne peut pas mourir ». La rumeur avait commencé à se répandre : il y allait avoir beaucoup de monde au stade. Ce serait l’ambiance des grandes soirées, celles qui ne s’oublient jamais. Sentant la mobilisation générale spontanée, nous avons pris le bus à 17h place Garibaldi, histoire d’arriver aux guichets assez tôt pour acheter des places (match à 20h). A l’époque, la location n’était pas dans les mœurs.

 

Surprise à la Rotonde ! Vers 18h, le carrefour du stade était rouge et noir de monde. A l’époque on n’arrivait pas deux heures avant les matchs pour picoler, ce n’était pas tendance du tout. Deux heures avant le coup d’envoi, de la Sud, déjà, montait la clameur, les hourras, les vivas, les chants. Car on soutient son équipe depuis les gradins, pas depuis le rond-point. A une heure et demie du coup d’envoi et après avoir joué des coudes pendant une demi-heure, nous parvenions à acheter parmi les derniers billets en vente. Et la Sud chantait toujours plus fort. Nous avons remonté la rue des Populaires (je sais, elle a un nom, mais c’est bien comme ça qu’on l’appelle, non ?) et ce sentiment de catastrophe imminente qui nous étreignait depuis le match aller s’était déjà complètement dispersé en franchissant les grilles de la tribune. Et puis, cet instant magique, en pénétrant dans le stade, un coup d’œil à gauche, vers les « Honneurs », en face, vers la Nord et à droite vers les « Latérales » (à l’époque couvertes) : tribunes pleines. Le Ray c’était Vincente Calderon en rouge et noir. Pleines à craquer les travées du vieux stade de St Maurice ! Des gens partout, debout sur les marches, debout et accrochés aux pylônes, dans l’arbre du Berger, partout. Et le Ray chantait déjà à plein poumons, alors que les joueurs arrivaient seulement en bus aux abords du stade, dans un Nice Nord paralysé par un embouteillage monstre. Et pendant ce temps, déçus, amers, des gens rentraient chez eux parce que les billets s’étaient tous vendus, maudissant leur imprévoyance. L’équipe n’était bonne que sur le papier, le temps était à la pluie et pourtant, le Ray était rempli d’une ferveur religieuse, d’une exaltation fanatique qui en fit ce soir là le plus vénérable des temples païens, voué corps et âmes à la déesse Nissa.

 

Les drapeaux rouge et noirs, ceux qui prenaient la poussière dans l’armoire depuis si longtemps, à moitié mangés par les mites, les vieilles écharpes cousues par les mémés étaient de sortie. 20 000 cœurs battaient à tout rompre dans les poitrines. A l’échauffement, le stade était plein à craquer, ras-la-gueule, prêt à exploser. Jamais on n'aurait pensé qu’il puisse rentrer autant de monde dans un stade aussi petit. « Robby on t’aime, Robby on t’adore, allez Robby, c’est toi le plus fort ! ». Les quelques banderoles strasbourgeoises ont été vite arrachées, les fumigènes ont envahi le stade, quatre murs d’écharpes et de drapeaux, le plus souvent artisanaux se dressaient, hostile à tout qui venait de l’Est, prêts à engloutir l’outrecuidant Alsacien. En bas, les gens étaient comprimés contre le grillage. Nous nous sommes regardés avec mes potes, hallucinés, emplis de joie, de fierté et d’espoir et les mêmes mots ont fusé en même temps : « on peut pas perdre », « on va le faire », « on craint personne ce soir ».

 

On en avait pris trois là-bas ; tout au long de la saison, cette équipe, pourtant talentueuse, avait été d’une faiblesse et d’une nonchalance qui frisait la faute professionnelle caractérisée. Et pourtant une certitude était née dans ces quelques minutes qui précédaient l’entrée des joueurs : on avait déjà gagné le match.

 

 

 

 

45 minutes plus tard, c’était plié. Un ouragan rouge et noir avait désintégré l’équipe à Youri. Robby en avait planté quatre pour autant de montées au grillage de ce bon vieux kop sud. Mouss et Jules en rajouteraient deux en deuxième mi-temps. Mais ce soir là, nous n’avons pas joué à 12. Mais à 20 011. Le Réal aurait sombré au Ray ce soir là, comme il le fit d’ailleurs, dans des conditions similaires trente ans plus tôt avec un autre Luxembourgeois, le regretté, le grand Vic. Ce soir là, il ne pouvait rien nous arriver et nous avons fini dans la fontaine de la place Masséna.

 

Ce soir là c’est tout un peuple qui avait dit non à la fatalité. Tout un peuple qui avait su prouver à onze footballeurs qu’ils valaient bien mieux que ce que ce qu’ils avaient montré jusqu’à présent. Qu’ils pouvaient battre n’importe qui, à condition d’être prêts à mourir pour le maillot. Ce soir là, le Ray avait gagné. Alors, le mois prochain, on râle après le président, le coach, les actionnaires, le grand stade, les prix de la buvette, ou on décide de s’offrir un voyage au stade de France ?

 

Comme si une grande joie ne pouvait demeurer impunie, quelques jours plus tard, tu nous quittais. Il est pour toi ce billet, pépé Mario.