Le football a ceci de merveilleux : il se nourrit des rivalités, de la mémoire des plus illustres victoires, comme de celle des plus douloureuses débâcles. Le football n’oublie rien, jamais. Le supporter non plus. D’aucuns diront qu’il est éminemment puéril, voire pathétique, de se réjouir autant du malheur des autres que de ses propres triomphes, cela d’autant plus que l’on triomphe si rarement. A cela, je leur répondrais qu’ils ignorent tout du foot et je leur conseillerais, amicalement pour commencer, de s’intéresser au rugby, ce sport qui a toutes les qualités et aucun défaut, au patinage artistique, ou aux fléchettes. Bref, de nous foutre la paix et de nous laisser entre gens mal élevés que nous sommes, avec nos rivalités immatures, nos verts slogans et nos banderoles.

 

 

Car je me souviens de la main de Vata. Héros bien involontaire du peuple nissart dont, sans aucun doute, il ignorait jusqu’à l’existence, qui propulsa du bras droit le cuir lisboète au fond des filets de la Luz. Car je me souviens d’une enceinte de la Pouille, rouge et blanche de bonheur et de l’autre pantoufle d’Olmeta, immobile statue de l’impuissance figée sur sa ligne, regardant passer les tirs au but serbes. Et oui, lorsque l’on a pour tout titre de gloire en une vie de supporter – la mienne (et comme j’envie les Anciens qui ont connu Nuremberg ou Amalfi, pas les villes, bien sûr, les joueurs !) – une coupe de France remportée contre l’ogre des Côtes d’Armor (Guingamp) et un match retour de barrages, il ne manquerait plus que l’on ne puisse se réjouir de la déconfiture de ses rivaux !

 

Et puisqu’on parle de rivaux, il n’y pas que ce club provençal qui a volé tout ce qu’il a gagné, et qui, bien qu’ayant encore beaucoup volé cette année, devra selon toute vraisemblance se contenter de la coupe à Moustache. Il y a aussi nos amis corses de Bastia. Mais, bon, on ne tire pas sur les ambulances, surtout à la bombe agricole ou au pain de plastic. Il y a aussi nos amis les Verts, qui nous font le plaisir, chaque année ou presque, de nous offrir six points. Voyons, voyons, il me semble que j’oublie quelque chose…

 

Mon premier souvenir conscient de football (j’avais six ans !) est une vieille télé noir et blanc, chez mes grands parents. Réunion de famille. Pépé, mémé, papa, maman et la smala. Un match. Moi, je suis trop pitchoun pour comprendre, sauf que, visiblement, c’est du sérieux. Devant une ambiance pesante et morose que je comprends mal, j’ose, comme pour dérider tout le monde, un « Moi ze zuis pour les Blancs, parce qu’y a Platini (un nom que j’avais du saisir au vol et qui me rappelait sans doute une pub de jus de fruits) ». Là, je n’ai sur le moment rien compris, car, mon père, cet être doux et placide, m’a rembarré comme un malpropre et m’a envoyé voir ailleurs si Platini y était… Depuis, j’ai compris ce qui s’était passé ce soir de mai 1978.

 

Comment pouvais-je savoir aussi, ce jour là, que, quelques mois plus tôt, devant une forêt de parapluies, sous le déluge d’un Ray désabusé, le Nancy du meilleurs 10 de l’histoire du foot hexagonal (Zidane avec, en plus, la délicatesse, l’intelligence, la maîtrise de soi, l’instinct du buteur et l’aura du leader, du 10), avait brisé les espoirs d’un titre qui fuyait les rouges et noirs depuis près de vingt ans? En effet, ce soir, là, en match en retard, Nice devait creuser l’écart et s’envoler vers le championnat. Mais voila, Baratelli alla chercher sept fois la balle au fond des filets. Platoche, à lui tout seul en avait d’ailleurs mis quatre ! Le Gym ne s’en remettra pas.

 

Comment pouvais-je savoir, ce soir de mai 1978, devant la télévision familiale, que Nancy était encore en train de briser le rêve du peuple rouge et noir, en battant le Gym au bout d’un match tendu, marqué par l’éclair de génie d’un tir en pivot à la Platini ; vous savez, ces buts que l’on prend comme dans un rêve, ces tirs au ralenti, d’une précision diabolique, qui logent un ballon de 40 cm de diamètre dans les 41 cm qui séparent la main du gardien de son poteau ?

 

Comment pouvais-je savoir alors, que, 28 ans plus tard, je serai moi aussi, à Paris (enfin presque) avec 27 000 autres Nissarts, à regarder, comme dans un mauvais rêve, le nouveau trouble-fête en chef, Pablo Correa, qui avait eu, lui, la « présence d’esprit » de préparer cette finale comme on prépare… une finale, lorsque les génies niçois n’avaient pas jugé bon d’organiser ne serait-ce qu’une mise au vert, courir sur le gazon de St Denis, la cravate au vent et le bide en avant, vers cette marée de drapeaux blancs ?

 

Comment pouvais-je savoir, du haut de mes six ans, que l’AS Nancy-Lorraine allait devenir le briseur de rêves patenté de ce qui n’était pas encore mon club chéri, mais onze bonshommes en gris clair et gris foncé rayé (rappelez-vous, la télé était en noir et blanc !) ?

 

Mais dimanche, tout peut changer. Dimanche, il y a de la revanche dans l’air ! Dimanche, nous pouvons faire en sorte qu’Olivier Rouyer, qui est au commentaire sportif ce que BHL est à la philosophie et l’armée de Mussolini à la légion romaine, avale enfin son micro ! Car dimanche, l’OGCNice a le pouvoir d’envoyer l’ASNL en ligue deux, peut-être pour longtemps, et sans même l’assurance d’y retrouver les derbies d’antan contre Metz et Strasbourg ! Certains argueront que le Gym a avant tout un maintien définitif à gagner dans l’opération. Mais nous, supporters de foot - vous savez, nous les gros beaufs sans cervelle et fiers de l’être - savons qu’avant tout, et peut-être parce que, pour la première fois dans un match décisif entre les deux équipes, l’Aiglon ne fera pas ce complexe de supériorité qui lui va si mal, si le Gym l’emporte, il enverra son cauchemar le plus intime griller en enfer à sa place. Et ça, plus qu’un maintien, ça n’a pas de prix !

 

Alors dimanche, brisons les rêves des briseurs de rêves !

 

Photos : La provence, asnlstory, lateralenissart.com