C'eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés).

« Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés ». Les héros de ce merveilleux film d'Ettore Scola se demandent ainsi ce qui a pu les transformer, eux, les jeunes idéalistes, en ce qu'ils sont devenus. Conformes et conformistes, dans l'Italie qui voit se finir le miracle économique. Antonio, Gianni et Nicola ont un point en commun. Ils ont tous les trois aimé Luciana. Nous avons tous aimé une Luciana. Et pour les moins jeunes d'entre nous, nous nous sommes tous demandé pourquoi nous avions fini par être ce que nous sommes devenus. Si loin de nos rêves romantiques.

 

 

 

 

Dimanche, nous avons rendez-vous avec Luciana. Pour la dernière fois. Luciana est ce qui nous rapproche, tous, autant que nous sommes, aussi différents que nous puissions être. Elle restera le grand amour ne notre vie. Car toute vie a son grand amour. Mais dimanche nous monterons chez elle pour la dernière fois. Après, elle s'en ira. Chacun l'a connue à une époque différente de sa vie. Pour certain, pour la plupart, ce fut un premier et quasiment seul amour. Car à côté de Luciana, aucune n'a jamais vraiment compté. Pour d'autres, ce fut un amour révélé sur le tard, mais qui, subitement, éclipsa tous les autres, un coup de foudre inespéré, que l'on attendait plus. Mais pour aucun d'entre nous elle ne fut une maîtresse de passage. On n'aime pas Luciana pour une nuit. Luciana est l'amour d'une vie. Et tous nous avons tout quitté pour elle. Luciana est aujourd'hui une vieille dame, elle habite toujours St Maurice. Pourquoi une dame, pourquoi Luciana ? Pour moi, un stade, car c'est bien du Ray dont il s'agit, est une femme, forcément. Pour Luciana, là, par contre ça me regarde ! Et même si j'ai eu d'autres amours, d'autres émotions dans ma vie, comme tant d'autres, jamais je n'ai manqué un rendez-vous avec elle. Même lorsque je ne pouvais lui rendre visite, j'étais avec elle, au moins par la pensée.

 

Et pourtant quelle amante exigeante ! Combien de fois me suis-je dit : "C'est la dernière fois. La dernière fois que je monte la voir, la dernière fois !" Et pourtant, années après années, saisons après saisons, nous nous rencontrions toujours, avec la même passion, la même rage parfois. Il m'est arrivé de rentrer chez moi, après nos soirées enflammées, comme César entrant dans Rome et traînant Vercingétorix derrière son char. Fier, heureux. plein d'elle, de la fureur, du bruit et du plaisir de ces nuits à aucune autre pareille qu'elle me faisait passer. Je suis rentré aussi morne, triste, vide, désespéré, déçu et même parfois trahi. Trahi, car il lui arrivait de se donner à d'autres, avec mesquinerie, avec bassesse, croyant peut-être que pour ça, je ne l'aimerai plus. A ces autres qui venaient la voir avec plus d'argent, avec leurs photos plein les magazines, ses autres pour qui le Monde avait les yeux qui brillent et à qui, avant d'autres, après d'autres, elle a cédé. Me tournant le dos sans pitié. Mais elle savait, oh, elle l'a toujours su, que je reviendrai la voir, immanquablement et quoi qu'il se passe. Je l'ai parfois boudée, faisant mine à mon tour de la quitter, lassé, épuisé de l'aimer sans retour. Mais elle savait que je reviendrai. Fatalement. Alors, de disputes en déchirements, d'idylles en ravissement, nous avons continué à nous fréquenter.

 

Et puis nous avons vieilli tous les deux. Nous avons vieilli ensemble, d'une certaine manière. la fougue de nos débuts a fait place à davantage de complicité. Ces tromperies ne sont plus que des parenthèses déjà pardonnées, l'extase a fait place à une harmonie que seuls deux amants de longue date peuvent éprouver. Je ne pleure plus pour elle, mais je l'embrasse et je la caresse encore tendrement, laissant la véhémence et les excès à une jeunesse, qui, comme moi en son temps, la découvre en croyant tout connaître d'elle. J'ai grandi avec elle, j'ai grandi par elle, elle m'a appris a aimer, à convoiter. Mais elle m'a aussi appris bien plus, à perdre, à respecter, et par dessus tout, à comprendre que le football, métaphore de la vie, est avant tout, à l'image de l'amour, une affaire de plaisir, bien au-delà de la haine, de la honte ou de l'honneur.

 

Depuis 30 ans que j'aime et que je fréquente la dame de St Maurice, je sais qu'elle est là, au nord de ma ville, alanguie, quelque part. Je sais qu'elle m'attend. Je me surprends parfois à la chercher du regard lorsque je passe incidemment devant chez elle. Car je sais qu'elle est là. Certains la trouveront fanée, flétrie. Moi je sais qu'elle demeurera à jamais la plus belle, définitivement mystérieuse et fascinante. parce que sa beauté indomptable ne tient pas à la perfection d'une courbe, à la poésie du galbe d'une ligne. Non, elle tient à la force, à la violence de son étreinte, à la passion qui s'anime en elle, lorsqu'elle m'appelle, lorsqu'elle sait que je vais la rejoindre. A son caractère. Qui n'a jamais aimé une femme de caractère n'a jamais aimé. Et je leur laisse toutes leurs pin up de compétitions aussi blondes que fades, aussi belles qu'inutiles.

 

Un jour, très bientôt, je sais que j'aurais une nouvelle amante. Une de ces poupées qui font la couverture des magazines. Une bimbo aux courbes impeccables, une relation très "crise de la quarantaine mal assumée". Bien sûr, il y a l’excitation du changement, de la nouveauté, la curiosité et même pas mal d'impatience. Et ce jour-là je l'aurai perdue. Car je n'aurai pas mal dimanche. Je n'aurai pas mal tout de suite. J'irai d'abord retrouver ma nouvelle belle et ses atours aguichants. Je sais qu'elle me fera tout oublier sur le moment. Qu'elle aura elle aussi le pouvoir de ne me faire penser qu'à elle.

 

Pourtant, un jour prochain, je ne sais quand au juste, je repasserai à St Maurice du côté de chez Luciana. Alors je remonterai l'avenue du Ray, la tête emplie de nos émotions, de nos souvenir, de son parfum de souffre, de jeunesse et d'interdits. Et là, au détour d'une rue, à la place de son alcôve, je trouverai un trou béant, sale et laid. Ce jour là, je m'assierai sur le bords du trottoir et je pleurerai.

 

Aujourd'hui, je repense à ce vieux film d'Ettore Scola, à Gianni, à Nicola, à Antonio. A ce qu'ils étaient, à ce qu'ils sont devenus. Et j'espère, je l'espère de tout mon cœur, que le nouveau monde que m'aura fait entrevoir ma nouvelle conquête ne m'aura déjà pas trop changé, ne nous aura pas trop changé. Que nous saurons toujours être fidèles et dignes, de notre bon vieux Ray...

 

Parce que nous l'avons tant aimé. Ciao amore.