Mathieu Bodmer: "J’aime le football, pas le barnum qu’il y a autour"

Avec ses treize saisons de Ligue1 au compteur, le polyvalent de l’OGC Nice porte un regard pertinent sur sur sa carrière et sur un milieu qu’il a vu forcément beaucoup évoluer.

 

 

Quand l’actualité du ballon rond vous balance de la sextape, du Periscope ou des scandales, en veux-tu, en voilà, à la FIFA, converser avec Mathieu Bodmer ressemble à une bouffée d’air frais.Un type qui vous rappelle à l’heure,vous répond sans détour et, surtout, ramène le football à ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être, un jeu, dans ce contexte, aurait presque un profil de prix Nobel. Car, en plus, le bougre n’oublie pas de rendre au football un peu de ce que celui-ci lui a donné, en ayant dirigé le club de son enfance par exemple,le Évreux FC27, ce qui lui vaudra de recevoir le prix de l’Engagement social et citoyen du joueur professionnel, décerné par la Fondation du football. Oui, voilà une quinzaine d’années que Bodmer promène sa singularité nonchalante sur les terrains de France. Et, à trente-trois ans, le Normand vit une seconde jeunesse entouré d’une bande de gamins niçois à qui il distille ses relances ajustées ainsi que les précieux conseils d’un type qui ne parle jamais pour ne rien dire. À l’heure où le «footballcircus» établit une frontière parfois ténue entre stars et bêtes de foire, certains pourraient penser que Mathieu Bodmer est décalé. Au contraire, on trouve qu’il tape en plein dans le mille.



«Fermez les yeux et essayez de vous rappeler à quoi vous rêviez étant enfant? De gloire? Non,je rêvais de jeu.J’ai grandi dans les années1990 et, à cette époque, il n’y avait pas autant de foot à la télé, il n’y avait pas autant de stars,pas autant d’argent, pas autant de presse people sur les footballeurs. On n’entendait parler que de jeu. À la limite, mes héros c ’était les grands de mon quartier qui étaient très forts. Il n’y avait pas encore Internet pour se passer en boucle les gestes des stars du jeu. Je fais partie d’une génération où l’on jouait davantage au foot qu’on ne le regardait.

 

Les jeunes d’aujourd’hui, vous les sentez moins passionnés que vous par le jeu? Je suis capable de regarder quarante matches par semaine, de tous les niveaux. En revanche, je ne vais jamais voir les news sur Internet ou les émissions autour du foot. Je remarque que chez mes jeunes partenaire, c’est plutôt l’inverse. Ils sont au courant de toute l’actu des stars, leur salaire, leur compagne, leur voiture, leur dernière sortie, leur dernière déclaration, tous les petits à-côtés... En revanche quand, le mardi, je leur demande s’il sont regardé le match de Ligue 2 de la veille, quasiment aucun n’y a même jeté un œil.

 

Ce côté anachronique se retrouve aussi dans votre jeu, avec votre côté “footballeur à l’ancienne”… Quand j’étais ado, le joueur que j’adorais voir jouer c’était Jérôme Leroy. J’allais même voir,un fois par an, jouer Pacy-sur-Eure, le club concurrent du mien, car il affrontait la CFA du PSG où évoluait Jérôme Leroy. Il jouait tout en relâchement, tout en technique: des petits ponts, le petit piqué, la petite remise en une touche, la feinte du regard, et toujours dans le sens du jeu. Lui aussi a toujours eu un côté“footballeur à l’ancienne”, sans un énorme physique, même s’il avait du coffre. Il fait partie de ces joueurs comme Pagis ou encore aujourd’hui Féret, qui jouaient beaucoup sur l’intelligence, toujours pour l’équipe, tout en y ajoutant de l’efficacité et un certain esthétisme. Souvent d’ailleurs, ils n’ont pas été reconnus à leur juste valeur, selon moi.


Chez vous, le plaisir de jouer l’emporte sur la compétition pure et dure? C’est vrai que ça a été mon problème pendant longtemps. En arrivant à Lille,  ma mentalité, c’était un peu “gagner ou perdre, peu importe, tant que je prends du plaisir”. Plus jeune, je me foutais carrément de l’efficacité pour privilégier le beau geste, c’était vraiment extrême. Je jouais pour moi, je me fichais de l’adversaire. Je ne voyais pas en lui quelqu’un à battre mais un opposant, pour que je puisse m’amuser. Finalement aujourd’hui,  je suis beaucoup plus mauvais joueur que quand j’étais jeune. Après un match perdu, je peux faire la gueule pendant deux jours alors qu’à vingt ans ça durait deux minutes.

 

Est-ce que votre style de jeu vous a aussi porté préjudice? Votre relâchement a pu parfois être pris pour de la nonchalance.Quand tout le monde vous le répète depuis vingt ans, ce doit être vrai. Après, c’est mon style de jeu, ça peut plaire à certains, en irriter d’autres. Certains vont souligner que je ne cours pas beaucoup, d’autres vont plutôt dire qu’avec moi le ballon va vite. Je n’ai jamais fait l’unanimité. Que ce soit les coaches, les médias ou le public, beaucoup ont pu penser que je ne faisais pas d’effort, que je ne donnais pas tout sur un terrain. À la formation, à Caen, un éducateur m’a dit qu’en général, ceux qui courent énormément sont ceux qui ne savent passe placer ni faire de contrôle. J’ai gardé ça en tête: l’œil et le ballon iront toujours plus vite que celui qui court.


Vous ne vous demandez jamais quelle carrière vous auriez pu avoir si vous vous étiez doté d’un meilleur physique? Oui, j’aurais sans doute fait mieux si j’avais fait des efforts en plus sur ce plan-là. Mais ce n’est pas un regret car je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Après, je reste positif, je préfère penser qu’une carrière c’est tellement fragile que j’ai finalement accompli pas mal de choses.

 

Vous avez une formation de défenseur central, vous avez débuté latéral droit, puis occupé tous les postes du milieu avant de revenir en défense centrale. Est-ce que cette polyvalence a été un avantage ou un inconvénient? C’est vrai que j’ai été trimballé un peu partout. Encore aujourd’hui d’ailleurs: je joue tout le temps défenseur central et pendant l’absence de Hatem Ben Arfa, j’ai joué 9 et demi.(Rire.) Mais à Lyon, j’ai bénéficié de cela car je suis arrivé comme relayeur,et ils avaient vraiment du beau monde au milieu. Et là, il y a eu une opportunité en défense centrale,et j’ai été tout le temps titulaire alors que j’aurais certainement été souvent sur le bancs si je n’avais été que milieu. Après,c’était frustrant de voir une belle équipe lyonnaise, très joueuse, très maîtresse du ballon et moi qui devais regarder ça de loin. Eux se faisaient plaisir, et moi derrière je devais envoyer des tacles.

 

Est-ce qu’on peut résumer ainsi : vous pouviez avoir une trajectoire à la Laurent Blanc alors que vous, vous ne rêviez que de Zidane? Oui, c’est un peu ça,même si je ne rêvais pas spécialement de devenir Zidane. Mais oui, dans l’esprit ça rejoint un peu ça. On me disait qu’il y avait peut-être un créneau pour moi derrière,alors que moi je n’étais épanoui qu’en jouant plus haut. Je n’étais pas heureux derrière.ogcnice.info

 

Et aujourd’hui, l’êtes-vous? Pas tellement. J’ai surtout pris sur moi car, avec l’âge, j’ai compris que ce sera peut-être mieux de reculer, de faire moins de courses. Mais, quand j’ai refait quelques piges au milieu, ça a été un pur bonheur, une vraie bouffée d’oxygène. Même les entraînements, quand on est offensif, c’est bien plus sympa, plus ludique.


Carlo Ancelotti vous trouvait “fantastique”. Est-ce qu’à ce moment-là vous vous êtes aussi dit que vous étiez proche de toucher le plus haut niveau, et peut-être même l’équipe de France? J’ai été en Espoirs, en équipe de France A’ mais jamais en A, et c’est vrai que c’est un regret. Il y a des périodes où j’aurais mérité les Bleus. Il y a eu parfois des joueurs sélectionnés qui étaient mes remplaçants en club. Après, je ne conteste pas qu’il m’a sans doute manqué de la régularité pour pouvoir y prétendre plus souvent. J’ai trop alterné le bon et le très moyen, c’est vrai.

 

Avec l’arrivée de Laurent Blanc à Paris, un joueur au profil un peu voisin du vôtre, est-ce que vous espériez une belle collaboration? Sincèrement non. Je savais qu’il ne comptait pas sur moi. J’aurais pu rester à Paris sur le banc, toucher mon salaire et gagner des titres sans rien faire. Mais, moi, ma priorité a toujours été de jouer. Il y a des joueurs qui se nourrissent un peu de cette défiance d’un coach pour essayer de prouver qu’ils ont leur place. Moi, il faut que le coach ait envie de me faire confiance. Après, je pense aussi que ça s’est arrêté au bon moment pour moi au PSG car ça a basculé dans l’hypermédiatisation avec la nouvelle dimension prise par le club. Et moi, ce n’est pas quelque chose qui m’attire. Il y avait plein de soirées où on était invités. Moi, je n’y allais jamais. Je fuis les mondanités, les représentations de ce type. J’aime le football, pas le barnum qu’il y a autour.


Vous a-t-il aussi manqué une expérience à l’étranger pour franchir ce dernier cap ? Oui, probablement. En termes de reconnaissance aussi. Je vois tellement de joueurs encensés alors qu’ils sont dans des clubs moyens en Angleterre. Mais comme c’est la Premier League, tout le monde pense que c’est un grand club. Je trouve que l’on dénigre beaucoup trop le Championnat de France. Je ne dis pas qu’il n’y a pas une intensité impressionnante en Angleterre, mais pour regarder tous les matches ou presque, si on est attentif et honnête, il y a plein de fois où le niveau n’est pas terrible. Et je maintiens que la L1 est bien plus compliquée qu’on ne le croit.

 

Aujourd’hui, vous êtes à Nice, entouré de gamins. Quel est votre rôle? Je les encadre. Je les conseille sur le terrain mais aussi sur des petites choses en dehors. J’ai un vécu,une expérience, je suis passé par différents clubs, j’ai vu différentes situations, j’ai commis différentes erreurs aussi. Donc, ça me sert à leur communiquer des conseils. Et on a la chance ici que les gamins soient vraiment à l’écoute. Ils sont demandeurs, ce n’est pas si fréquent. Donc, j’ai une responsabilité là-dessus et ça m’intéresse. Moi, j’ai regretté que des anciens de clubs où je suis passé avant ne le fassent pas davantage. Ce n’est pas facile pour un môme de faire face à tout ça: argent, médiatisation, sollicitations, entourages… Parfois, la famille n’est pas armée pour protéger le gamin, pour l’aiguiller. Donc, si des anciens peuvent un peu prendre le relais et aider le jeune, c’est mieux.

 

Être un jeune footballeur aujourd’hui, c’est la même chose qu’il y a quinze ans? Non, rien à voir.La grande différence, ce sont les entourages.Tout le monde n’avait pas d’agent, par exemple. Moi, quand Caen a voulu me faire un contrat,ils m’ont dit d’appeler mes parents pour signer. C’était simple et c’était sain. Aujourd’hui, chaque négociation prend des mois,chaque joueur a une véritable équipe autour de lui. Ils ont une personne pour tout: un conseiller financier, un fiscaliste, un mec pour les médias, un autre pour les appartements… Pfff! Pour acheter une voiture, il passe par l’agent qui appelle le frère qui contacte le beau-frère... Franchement, ils ne sont pas capables de remplir un chèque et de s’en occuper eux-mêmes?


Avec toutes ces choses que vous semblez regretter, si le jeune Bodmer se mettait au foot aujourd’hui, voudrait-il en faire son métier? Je n’en suis pas sûr, non. C’est vrai que j’aime jouer au foot par dessus tout. Mais tous ces à-côtés me fatiguent un peu. Parfois, même pour parler avec un joueur, il faut passer par dix personnes. Ils sont “sur-entourés” et ne savent rien faire eux-mêmes. Et le jour où tout ça va s’arrêter et qu’ils reviendront à une vie plus normale,ce sera compliqué.

 

Ce discours-là ne manque pas un peu dans la formation? Si, je pense. Et parfois, ce n’est pas qu’aux enfants qu’il faut le tenir mais aux parents. Quand on gérait le club d’Évreux avec Bernard Mendy, certains parents nous mettaient la pression parce que leur enfant de quatorze ans était encore chez nous. Et là,on expliquait que si leur fils était vraiment bon, quelqu’un le verrait forcément. Quand il y a ce genre de pression familiale, imaginez les dégâts sur l’enfant. Et je ne parle pas des pseudo agents. C’est la plaie du foot. Il y avait un bon jeune de quinze ans à Évreux qui ne travaillait plus à l’école. Et là,le petit nous dit que ça ne sert à rien car il va signer à Olympiakos,en Grèce! Un agent lui avait dit ça et le môme y croyait à fond. Évidemment, il n’a plus jamais eu de nouvelles de cette personne. Il a perdu quelques semaines de scolarité le temps de se remettre dedans. Certains perdent des années comme ça, et parfois mêmes perdent tout court.

 

Ce discours et ce souci de transmission amènent une question : pensez-vous rester dans le foot à la fin de votre carrière? Oui, j’aimerais bien. J’y pense petit à petit, car les années passent et me rapprochent du moment où je raccrocherai. J’aime conseiller les jeunes, les aiguiller, les écouter aussi. Je suis par exemple proche d’Ousmane Dembélé. Il était chez nous à Évreux quand il avait une dizaine d’années,mais on a gardé le contact,on aime bien échanger, et je lui fais part de mes conseils. C’est passionnant de voir son évolution, et comme il est très sain, bien équilibré,je pense qu’il peut aller très haut. Pour en revenir à la question, oui je réfléchis à la suite. Comme coach, assistant, manager, agent, je ne sais pas encore… Mais je ne me suis pas fixé de date limite. Tant que j’aurais envie de me lever le matin pour aller jouer, je continuerai.

 

Est-ce que cette expérience à Nice contribue à prolonger votre plaisir? Oui. Il y a une envie de bien jouer au foot,un nouveau stade, un centre d’entraînement qui arrive,un vrai projet quoi. Ensuite , c’est un vestiaire où on vit très bien. Je sais que ça se dit souvent, mais là vous pouvez me croire,c’est très sincère.C’est l’une des premières fois où je ne vois aucun problème relationnel.Même quand il y a un mini souci,ça se règle en trente secondes.


Votre meilleure période a été avec Claude Puel, à Lille, et aujourd’hui vous vous éclatez encore avec lui. Pourtant, on ne peut imaginer plus dissemblables que vous deux. Non?(Rire.) Ce sont les opposés.Je me souviens que quand j’ai signé au LOSC, il m’a dit:“ Tu as toutes les qualités que je n’ai jamais eues. Mais toutes les qualités que j’avais, tu ne les as pas. Donc, je vais t’apporter tout ce que tu n’as pas!” C’est comme ça qu’il m’a vendu le truc. Je suis arrivé à Lille avec un physique défaillant et d’un seul coup je me retrouve à courir, à faire de la musculation,à mettre le pied à l’entraînement… Ça m’a fait élever mon niveau alors qu’ en restant à Caen, je serais resté un bon petit joueur sans plus,dans mon confort. Et, quand on voit les carrières qu’ont pu faire les Lillois de l’époque,ça prouve que Claude Puel fait sacrément progresser les joueurs.


C’est quelqu’un qui peut vous inspirer dans ce que vous souhaitez transmettre par la suite? Totalement.Lui, mais aussi Carlo Ancelotti ou Antoine Kombouaré dans la motivation, ce sont des gens qui vous poussent à l’exigence. Si on veut durer aujourd’hui, il faut de la régularité,des performances,des stats.

 

Ce côté statistique du foot, vous y adhérez? Pas vraiment. Je vais vous donner un exemple. À Paris, Kombouaré me dit:“Je ne comprends pas,tu as raté trois passes compliquées, tu te fais siffler et la quatrième fois tu retentes de nouveau au lieu d’assurer.” Et là, je lui dis:“Si sur ma quatrième,il y a but,on fait comment?”Si pour moi,c’est le sens du jeu de la tenter, il faut le faire. Après je peux rater la réalisation. Mais je veux bien rater neuf fois pour réussir la dixième si ça doit nous faire gagner le match. Je connais trop de joueurs qui sont contents d’avoir réussi 90% de passes alors qu’ils ont juste fait des transmissions à quatre mètres et jamais vers l’avant. C’est le côté pervers des chiffres. Il faut ramener ces chiffres au jeu. Certains courent des kilomètres pour rien et on lit“10,5km parcourus”. Super… Moi,je préfère celui qui a fait la bonne course pour ouvrir le but à son partenaire. Lui on n’en parlera pas statistiquement. Pourtant, il a eu un apport concret.

 

C’est tout ça que vous vous voyez transmettre? Oui,le sens du jeu.Et le plaisir. Ne jamais oublier le plaisir. On peut gagner beaucoup d’argent, il y a la médiatisation et tout le tralala, mais à la base on a commencé le foot pourquoi? Pour le plaisir de jouer. Il n’ y avait pas d’argent. Juste un ballon et des potes . C’est ça qu’il faut garder le plus longtemps possible. Et ceux qui parviennent au plus haut niveau, ce sont ceux qui ont gardé ça, en plus de l’exigence et du talent. Regardez Barcelone: la clé, c’est ce plaisir qu’ils prennent à jouer ensemble, les uns pour les autres, personne ne“croque”par égoïsme, s’il y en a un mieux placé, on lui donne sans penser à ses stats personnelles. Ça ne les empêche pas d’être les meilleurs du monde. C’est une sorte d’idéal. C’est peut-être ce qui me convaincrait de devenir footballeur si j’étais un gamin aujourd’hui.