Poing Cardinale

Yoan Cardinale l’a reconnu un soir de torgnole à Krasnodar : sa vie tient plus d'une « grosse Nationale 7 que de l’autoroute » . Certains y verront la preuve de son supposé solide coup de fourchette, qui n’aurait rien à envier à un routier. La vérité, c’est qu’avec un frère gravement malade et une place de « quatrième bis » dans la hiérarchie des gardiens à l’OGC Nice à son arrivée, le Provençal a vécu un parcours tortueux. Retour sur les traces du gardien le plus rafraîchissant du championnat.

 

Le rendez-vous est fixé à la Pointe-Rouge de Marseille, comme d'habitude. Des minots de l’OM se retrouvent à la plage, dans le sud de la ville, pour le traditionnel repas de fin d’année 2004 du club. Un après-midi qui sent bon les grillades et qui, entre deux taches de mayo sur le survêtement, peut aussi changer une vie. «  D’habitude, mon père arrive toujours en retard, quinze fois sur seize, raconte Yoan Cardinale. Et cette fois-là, on avait quinze minutes d’avance. On arrive à la plage, et il y avait déjà un joueur avec son père. On dit bonjour, le père était accompagné par un autre homme. (...) Si on était arrivé quatre ou cinq minutes après, cet homme serait peut-être parti. Et mon frère aussi. » L’homme en question, c’est le docteur Delarue, spécialisé en pédiatrie à l'hôpital de la Timone. Celui qui, personne ne le sait encore, « allait sauver (s)on frère » . « Il m’a opéré alors que tous les médecins que j’avais rencontrés jusqu’alors nous disaient que l’opération ne pouvait pas se faire  » , confie Mathieu, né avec une malformation de l’estomac. Un gamin qui aura passé les six premières années de sa vie entre la maison et l’hôpital, longue période de cauchemar pour la famille. « Dans les grandes crises, le cœur se brise ou se bronze  » , disait Balzac. Celui de Yoan, sûrement par contradiction, a donc choisi de se teinter de doré.


« J’ai entendu un drôle de bruit »


1,81 m, 84 kg. Non, Yoan Cardinale, 23 ans, ne ressemble pas à ses collègues de profession. Oui, il est le plus petit gardien de Ligue 1 (la saison dernière, il rendait un centimètre à Jean-Louis Leca, mais le Bastiais est parti à l’AC Ajaccio, en L2), le plus rondouillet, mais surtout l’un des meilleurs. Récemment, une étude de l’Observatoire du football basée sur le nombre de buts encaissés par match, le nombre d’arrêts effectués, le pourcentage d’arrêts ou encore le nombre de passes réalisées chez les gardiens ayant joué au moins 900 minutes en 2016-2017, le classait comme le plus performant d’Europe à égalité avec Neuer et Ruffier. Une raison de faire taire pas mal de bouches ? «  Son poids, ça ne rentre même pas en ligne de compte, balaye Manuel Pirès, son premier entraîneur à l’OGC Nice en U17. Ça le tracasse quand même qu’on revienne tout le temps dessus, parce que bon, il faut passer à autre chose, mais il faut aller chercher beaucoup plus loin que ça pour comprendre sa force. » Un « plus loin » qui ramène à cette plage, et forcément, à ce passé. « Ce n’est pas l’aspect physique qui a fait de Yoan ce qu’il est aujourd’hui, appuie Manu Pirès. Il doit sa place à ses formateurs, ses recruteurs, mais surtout, surtout à ce qu’il a vécu dans sa vie. »

 

Avec un père menuisier et une mère assistante maternelle, le gamin grandit dans les rues de Marseille, pas plus mauvais que ça à l’école, pas une tête non plus. Une conscience sociale se dessine très jeune à l’écoute des discussions parentales, et, rapidement, petit Cardinale se forme psychologiquement. Apparaissent des valeurs et des détestations, dont une, plus forte que le reste : celle de l’injustice. En classe, logiquement, difficile de se concentrer quand un petit frère malade vous attend à la maison ou sur un lit d’hôpital. Des guerres des cours d'histoire, lui ne retient que l'épée de Damoclès perchée au-dessus du crâne de son cadet. Il l’assure, à aucun moment ses parents ne lui diront que son petit frère « pouvait mourir » . Yoan assiste à certaines scènes, enregistre, se tait. Dans un coin de la maison, ses parents tiennent toujours un sac prêt et contrôlent le plein d'essence de la voiture familiale. Au cas où, « pour partir en catastrophe en pleine nuit. » Les deux garçons dorment dans la même chambre, dans des lits superposés. Une nuit, Mathieu s’étouffe. « J’ai entendu un drôle de bruit, raconte Myriam, la maman. J’ai mis les mains dans sa gorge, j’ai enlevé tout ce qui gênait et je lui ai fait du bouche à bouche. » Yoan est couché sur le lit d'en dessous : «  Si elle n’avait pas été là, il serait mort au-dessus de moi. »


Le Spiderman

 

Le football est son défouloir pour mieux encaisser les visites en centres hospitaliers. Parce qu’en bon petit frère, « quand j’étais à l’hôpital, je voulais souvent voir mon frère, explique Mathieu, de quatre ans son cadet. C’était le soutien le plus important, avec mon grand-père et mes parents. Mais il n’aimait pas trop me voir dans cet état, j’avais des tuyaux jusque dans l’estomac. Quand il me rendait visite, il me disait que j’étais un guerrier, que j’avais un mental d’acier. » De ce combat contre la maladie naît une relation fusionnelle entre les deux frangins. Yoan joue au foot, Mathieu veut faire du foot : « À l’OM, il était attaquant et moi défenseur. Et quand il est devenu gardien, je suis devenu gardien » , raconte un Mathieu parfaitement soigné. Aujourd’hui portier d’Aubagne en U19 DHR, le cadet est le premier supporter de son frère, et vice versa. «  Quand il peut, il vient voir tous mes matchs, officiels ou amicaux. C’est même lui qui prend en charge mon échauffement. Il a toujours son petit discours : il me rappelle toutes mes petites erreurs, il essaye de me les faire corriger, de ne pas avoir la pression... » Une vocation pourtant née d’un hasard du destin, car au départ, Yoan est attaquant. Il a l’attrait du but, de la gloire, comme tous les gamins. Licencié à l’AS Saint-Cyr, il découvre les gants à l’occasion d’un tournoi pour lequel le gardien attitré de l’équipe est absent. « On tournait aux cages à tour de rôle, dit-il en souriant, et quand mon tour est arrivé, j’ai compris qu’être attaquant n’était pas fait pour moi. » Saint-Cyr gagne son match, puis le tournoi. Et Cardinale sa place devant les filets.

 

Pour certains, cela met du temps à arriver. Il faut oublier sa vie d’avant, se faire à ce quotidien d’ombre devant ses cages, jusqu’à ce qu’un arrêt ou qu’une boulette vous projette un faisceau lumineux dans la gueule. Parfois violemment, injustement. Oui, parfois, l’amour du poste de gardien met du temps à arriver. Et pour Cardinale, il a fallu attendre un surnom. Franck Tognarelli, coach du Sporting Club Air Bel (Marseille), un vivier de footballeurs de quartier situé dans le 11e arrondissement de la ville, se souvient d’un gamin « très proche de sa famille » et « qui parvenait toujours à se dépasser » . Mais surtout d’un as des penaltys : treize arrêtés pour treize concédés entre 2007 et 2009, qui lui vaudront le surnom de « Spiderman » . Le gamin souligne : « En revanche, depuis que je suis pro, aucun. » Pas le genre de bonhomme à se cacher, lui qui adorait détester les provocations de Jérémie Janot au public niçois du temps de sa gloire dans les cages de Saint-Étienne. Il détestait, et pourtant, maintenant, il comprend : « Il disait souvent ça, que ça le motivait de se faire insulter par les supporters adverses. Tout le monde disait : "Mais c’est bizarre, quand même..." Aujourd’hui que j’ai la chance de goûter à ça et je me dis : "Putain, Jérémie Janot il avait raison." (Rires) » L’adversité, le moteur de Yoan Cardinale. Face aux supporters, face à la maladie, face à son petit frère en équipe de jeunes, lorsqu'ils se « tiraient la bourre pour être le meilleur » . Et surtout face à la concurrence. Parce qu’avant de jouer les barrages de Ligue des champions avec Nice, le petit a pâti de ce que certains appelaient à l’époque « un profil atypique » . Pas besoin de traduction.

Quatrième gardien bis

 

À chaque fois, c’est le même scénario : Cardinale part en queue de peloton. Sorti du centre de formation marseillais parce qu’on ne lui assurait pas assez de temps de jeu, d'abord. Puis cinquième gardien, ou « quatrième gardien bis » comme lui a un jour annoncé Manu Pirès, directeur du centre de formation de l’OGC Nice. Aujourd’hui entraîneur adjoint du Stade lavallois, l’homme en question ne se souvient plus de l’expression utilisée. Mais c’est bien la seule chose dont il n’a pas souvenir : «  J’ai entretenu des liens assez étroits avec ses parents, on était très proches, on a appris tout doucement les histoires cachées de la famille, se remémore-t-il avec respect. Yoan, c’était pas le plus doué de sa génération. Présentez-moi quelqu’un qui pouvait dire à l’époque qu’il pourrait sortir pro, puis jouer en Ligue 1, puis en Ligue des champions. Aucun. Et celui qui se présente devant moi en affirmant le contraire c’est un menteur.  » À l’époque, ce sont les plongeons de Mouez Hassen qui règnent sur le centre de formation. Le Franco-Tunisien est plus « correct » , plus « dimensionné » . Plus léger, aussi, mais finira pourtant par se faire bouffer, comme les autres. Avalé par l’estomac Cardinale, jamais rassasié, et théorisé par Pirès : « Yoan, il a dépassé tout le monde grâce à son mental. » Un cerveau qui, en l'aidant dans sa carrière, a aussi participé à faire du Niçois un symbole de son club. Avec ses avantages et ses inconvénients.

 

Comment l’exprimer poliment en quatre points ? Confiance en lui, bouille de gamin, parole libérée, accent du Sud. Le gardien fait partie de ces joueurs que l’on a tendance, en premier chef, à mépriser. Attention, ce n’est pas le cas de tout le monde, et quasiment un compliment. Il y a ceux qui provoquent l’indifférence, des musiciens cantonnés à jouer leurs concertos sans faire vibrer autre chose que les cordes de leurs violons. Et puis les autres, les adorés de leurs supporters, détestés des autres. Cardinale appartient à la seconde catégorie. Incarnation d’un club qui l’a vu grandir et dont il défend aujourd’hui les couleurs la gueule grande ouverte. Un statut qui agace Manuel Pirès : « Que les gens le jugent, le critiquent personnellement, je comprends, mais je n’accepte pas. Parce que les gens ne le connaissent pas. C’est un garçon très, très généreux, Yoan. Je ne sais pas s’il attend quelque chose en retour, mais il est à l’image de sa famille : ce sont des gens très généreux et profondément humains. On rencontre rarement des gens avec beaucoup d’humanité dans le football. Lui a une valeur humaine largement au-dessus de la moyenne. » Copiner avec les médias, pas trop son truc. L’exercice demande quelques exercices pratiques avant d’être maîtrisé, et lui entre tout juste dans la phase d’apprivoisement. Il lui est déjà arrivé de parler de lui-même à la troisième personne, lâche pas mal de « putain » , ne cherche pas (jamais) à gommer son accent. En fin de saison dernière, il déclarait par exemple ceci : «  Je me dis souvent : "Putain, Cardi, t’es parti de loin quand même !" Peu de gens auraient misé sur moi. Finalement, le Gym fait une saison historique et c’est Yoan Cardinale dans le but. » Vrai, mais casse-gueule. Mérité, mais facilement méprisable. L'histoire d'une vie, car les plus marqués sont aussi les plus taiseux.


« Yoan, lui, a tout de suite été sensible. Il est allé au cœur »


Depuis l’été dernier, Le Point rose est présent sur le maillot européen du Gym. Une association qui accompagne et soutient psychologiquement les enfants en fin de vie et leur famille, ainsi que les personnes frappées par la perte d'un enfant. Forcément, la cause de l’association résonne avec l’histoire personnelle du Yoyo. « Il y a des joueurs qui s’impliquent plus ou moins, mais nous, on n’a pas envie de forcer les gens. Yoan, lui, a tout de suite été sensible. Il est allé au cœur » , témoigne Nathalie Paoli, la co-fondatrice de l’association, dont la fille Carla-Marie a eu moins de chance que Mathieu. Très impliqué, le gardien niçois est devenu le parrain de l’association. « Souvent, quand on va voir un enfant malade pour la première fois, les gens se demandent : "Qu’est-ce que je vais lui dire ?" Yoan n’avait pas cette gêne, assure Nathalie Paoli. Il emploie des mots à la Yoan. Sans fioritures. Il est simple, mais il touche l’essentiel. Il a une écoute, une présence qui ne mentent pas.  » Des mots simples, qui rappellent le vocabulaire autrefois employé par le docteur Delarue, sauveur d’un frère et rampe de lancement de la carrière de l’autre : «  Quand on l’a rencontré, il a dit à mes parents qu’il allait opérer Mathieu et le soigner, en leur promettant qu’il mangerait du foie gras et des chocolats à Noël, confie Yoan. Je me souviendrais toute ma vie de sa première cuillère de compote. » La reconnaissance du ventre.