Le sport made in Ineos

L’empire Ineos se nicherait donc ici, à Monaco, dans un immeuble résidentiel ressemblant à tant d’autres. Seule une discrète plaque posée à l’accueil, au rez-de-chaussée, indique que le géant de la pétrochimie y dispose de bureaux, apparemment vides, à l’exception d’une femme qui nous fait emprunter un petit escalier pour patienter dans une salle de réunion impersonnelle jusqu’à l’arrivée du grand boss, Jim Ratcliffe, 67 ans, affûté, le cheveu en bataille, comme tout droit sorti de son lit.

 

Rencontrer le milliardaire britannique est une expérience étonnante. Changements de planning incessants et modifications de dernière minute pouvant ressembler à des caprices : « Pas de photos ! J’ai envie de pouvoir boire un café en terrasse en toute tranquillité. » Sérieux ? « Jim n’aime pas parler à la presse », glissent des proches qui font poliment comprendre qu’échanger avec L’Équipe ne revêt pas un réel enjeu pour lui. Pendant vingt ans, l’homme a construit sa fortune en passant sous les radars des médias, déclinant les demandes d’interviews tandis qu’Ineos, qu’il a cofondé et dirige depuis 1998, devenait au fil d’acquisitions, réalisées à coups de dettes à haut rendement risquées, un gigantesque groupe de 22 000 salariés, implanté dans 26 pays (environ 12 % de son activité est en France) pour un chiffre d’affaires de 60 milliards de dollars et des profits de 7 milliards en 2018. La fortune personnelle de Ratcliffe, qui hypothéqua sa maison pour débuter son business au début des années 1990, est estimée aujourd’hui à 11,25 milliards par le magazine Forbes (qui en fait le 110e personnage le plus riche du monde), le double selon nombre de journaux britanniques. Alors pourquoi sortir de cette ombre dorée, de ces balades à vélo dans l’arrière-pays azuréen ou sur son gigantesque yacht à 150 millions de dollars, le Hampshire-II, de ces journées de ski à Courchevel ou dans ce bout de paradis qu’il fait construire dans le parc national ultraprotégé de la New Forest, sur la côte du Solent, tout près de l’île de Wight et de Portsmouth ? Simple rançon de sa passion pour le sport. Elle le dévore.

 

ratcliffe froome brailsford ineos

 

On a initialement craint que notre rencontre avec Jim Ratcliffe ne vire au vinaigre. On s’est trompé. Pas l’ombre d’un conseiller dans les parages, le milliardaire est cash, sympathique, comme s’il discutait ballon avec un pote au comptoir du bar, volontiers blagueur et provocateur. Sa stature (environ 1,90 m) pourrait impressionner mais il n’en joue pas. Son regard est perçant, pas glaçant, s’illuminant parfois comme celui d’un enfant farceur. Sur son smartphone, il tient à nous montrer, comme le ferait une ado groupie avec ses selfies à la sortie d’un concert de K-pop, les photos qu’il a ramenées de Vienne, quelques jours plus tôt, où on le voit partager sa joie avec le marathonien Eliud Kipchoge. C’est grâce à lui, aux 20 millions d’euros environ qu’il a mis sur la table, que le Kényan est devenu le premier homme de l’histoire à courir un marathon en moins de deux heures (1 h 59’40’’). Le fan n’est toujours pas redescendu de son nuage. Un bonheur simple, probable héritage d’une enfance qui le fut tout autant, entre un père menuisier et une mère comptable, dans les faubourgs de Manchester puis à Hull, grise cité portuaire du Yorkshire dont certains Anglais disent qu’à une lettre près, elle serait un enfer. Parka grise, jean, l’homme le plus riche de Grande-Bretagne est à l’opposé du nouveau riche m’as-tu-vu en représentation.

 

Dans le monde du sport, en revanche, Ratcliffe est devenu sur le tard, en moins de deux ans, un drôle d’acteur, attirant convoitises et interrogations. Un peu plus tôt, dans le parc du Prater viennois où Kipchoge est entré dans l’histoire, on lui a avoué peiner à comprendre sa logique sportive, ses projets aussi hétéroclites que ramener pour la première fois la Coupe de l’America au pays, faire tomber une barrière mythique de la course à pied, disposer de la plus grande équipe cycliste du monde, vouloir disputer la Ligue de champions de foot sur la Côte d’Azur... Il rit aux éclats : « Vraiment, vous ne voyez pas ? Tant mieux ! J’adore vous laisser deviner ! » Ce ne serait qu’affaire de plaisir, celui d’un homme dont la carrière réussie est derrière lui et qui veut maintenant profiter en relevant des défis, toujours, mais plus fun que chimiques désormais. « Les défis, c'est positif, c'est l'une des choses qui nous différencient, humains, des autres êtres vivants, dit-il. Pourquoi voulons-nous aller sur la Lune ? Pourquoi vouloir gravir telle montagne ? Quel est l'intérêt de gagner la Ligue des champions ? C'est dans l'ADN humain. Cela donne tout son piment à la vie. Nous sommes là pour une courte période, il faut s’amuser ! »

 

Jugez du changement de vie de Ratcliffe en deux clichés. En juillet 2015, dans un port du nord de Shanghai, sa seconde épouse, Maria Alessia Maresca, avocate fiscaliste, envoyait valdinguer, en robe de haute couture rouge et talons très hauts, une bouteille de champagne sur la coque du premier tanker Ineos d’une flotte de huit bateaux supposés transporter du gaz de schiste. Il y a un mois, à Portsmouth, c’est leur fille Julia, 10 ans, en sweat-shirt noir, qui baptisait de la même manière le voilier Britannia, bijou de technologie sur lequel Ben Ainslie prépare la conquête britannique de la Coupe de l’America en 2021. Évidemment, pour les défenseurs de l’environnement, il ne fait aucun doute qu’Ineos mène dans le sport une entreprise de « greenwashing ». Pour la conférence de presse inaugurant sa prise de contrôle de l’ancienne équipe cycliste Sky, au printemps, à l’occasion du Tour du Yorkshire, il avait fallu que Ratcliffe joue à cache-cache avec les manifestants en tenant le lieu secret jusqu’au bout. Cette accusation de vouloir se parer de vert dans des sports écologiquement aussi propres que la voile, le vélo ou l’athlé est la seule à faire sortir Ratcliffe de ses gonds : « Honnêtement, c’est ridicule, les gens qui voient le mal partout m’énervent. » Il dit injecter de l’argent dans le sport comme d’autres mécènes peuvent le faire dans l’art. Une culture très pragmatique et plutôt anglo-saxonne.

 

ineoschallenge

 

Au téléphone depuis Portsmouth, sir Ben Ainslie, l’un des plus grands navigateurs de l’histoire de la voile olympique (cinq médailles de 1996 à 2012 dont quatre en or), ne se défile pas : « Notre organisation est évidemment consciente des problèmes de déchets dans les océans. On passe beaucoup de temps en mer, on constate les dégâts et on soutient les nouvelles solutions durables. Mais vous savez, on accuse Ineos de dommages environnementaux sans jamais parler de ce qu’ils font, par exemple développer eux-mêmes un plastique totalement recyclable. Chez Ineos, ils sont plus dans l’action concrète que dans la communication. »

 

De là à faire passer Ineos pour une entreprise écolo… Ratcliffe soutient la fracturation hydraulique du gaz de schiste, interdite en France et sur laquelle le gouvernement britannique vient de décréter un moratoire, et raconte comme un pied-de-nez ses récentes vacances estivales : « J'ai effectué le passage du nord-ouest du Canada jusqu’au Groenland. Les Britanniques ont mis quatre cents ans à trouver ce chemin et aujourd'hui, avec le réchauffement climatique, on peut effectuer cette traversée ! » Fran Millar, directrice de l’opération « Ineos1:59 » de Kipchoge, explique : « C’est une simplification erronée de vouloir relier son implication dans le sport avec son activité industrielle dans le plastique. Il ne s’agit pas de ça. Jim est arrivé à un moment de sa vie et de sa carrière où il veut réaliser quelque chose d’inspirant en connectant le monde à un tout autre niveau. »

 

À la différence de l’immense majorité des sponsors du sport, Ineos n’a, il est vrai, rien à vendre au grand public, ses produits ne se trouvant pas dans le commerce. À se demander pourquoi l’entreprise communique autant via ses panneaux, à l’Allianz Riviera de Nice ou dans le Prater de Vienne l’autre jour. Une question de fierté, peut-être, pour Ratcliffe. Et de com’, quand même, puisqu’il reconnaît que la notoriété de la marque sera une aide lorsqu’il commercialisera un 4 x 4, une sorte d’héritier du Defender que Land Rover a décidé d’arrêter de fabriquer, une nouvelle lubie dans laquelle il investit 1 milliard d’euros et qu’il compte produire à 20 000 unités par an. Une voiture à l’ancienne, loin de la modernité électrique, là encore... En reprenant le défi d’Ainslie, au printemps 2018, Ineos a d’ailleurs écarté tous les sponsors qui soutenaient jusque-là le navigateur, à commencer par Land Rover. Il tient à être seul à bord. Fran Millar : « Je doute que le sponsoring puisse intéresser Jim. Ce qui l’excite, c’est d’être propriétaire de son concept et de pouvoir le développer. » Si tous ces projets sportifs se réalisent avec l’argent d’Ineos et non celui de Ratcliffe, si les décisions se prennent donc avec ses deux associés, Andrew Currie et John Reece, et si son frère Bob a été nommé président d’Ineos Football, personne n’est dupe : le patron, c’est Jim. « C’est très différent de ce que l’on faisait avec Sky, raconte Dave Brailsford, le directeur de l’équipe cycliste à la domination écrasante. Sky, c’était une collaboration avec une grande entreprise. Ineos, c’est une personne, il n’y a pas de comité de décision, juste un homme qui dit oui ou non. Ça va beaucoup plus vite, c’est extrêmement dynamique. On discute, Jim tranche et on s’adapte. » Comme le dit Fran Millar : « Dans le monde de Jim, tout va toujours très très vite. Je ne travaille avec Ineos que depuis six mois mais j’ai parfois l’impression que ça fait six ans. » Ratcliffe a créé son empire sportif en bondissant sur les opportunités. « Jim et moi, on a été présentés par un ami commun, à Londres, en décembre 2017, se souvient Ainslie. On a bu quelques verres dans un pub, on a parlé de tout, de la vie, d’aventures, il en est friand, notamment d’expéditions. On a évidemment fini par parler bateaux et la chimie a opéré… Le lendemain, il m’a dit : “Je crois que j’ai envie de le faire !” La première édition de la Coupe de l’America remonte à 1851, autour de l’île de Wight, et la Grande-Bretagne ne l’a jamais gagnée. L’ampleur de ce défi lui parle. » En avril 2018, le Team UK Ineos était présenté officiellement en vue de l’édition 2021 en Nouvelle-Zélande. « Ç’a été le coup à boire le plus cher de toute ma vie », s’amuse Ratcliffe en référence aux 130 millions qu’Ineos a officiellement injectés dans le projet. « J’ai rencontré Jim au début de l’année, dit, quant à lui, Brailsford. Il est allé faire du vélo à Monaco avec Chris (Froome) et Geraint (Thomas), Sky avait annoncé son retrait et ça s’est fait très vite. De loin, je comprends que les gens pensent “greenwashing”, c’est assez facile d’imaginer ça. Mais de près, ce n’est pas ça du tout. À la tête d’Ineos, il n’y a pas grand monde, pas de grand département marketing, média. C’est juste Jim. Je ne sais pas quel est vraiment son moteur profond mais il me fait penser à ces aventuriers britanniques, genre le premier au pôle Nord. » D’où l’idée du premier homme sous les 2 heures au marathon, sur laquelle Nike et le Kényan Eliud Kipchoge avaient buté en mai 2017.

 

« En janvier, Eliud (alors recordman du monde officiel en 2 h 1’39’’ à Berlin) a dit aux médias que ces “2 heures” restaient son dernier rêve et on a contacté des entreprises, sans succès, pour financer une nouvelle tentative, raconte Jos Hermens, l’agent du coureur kényan. Au même moment, Jim était en vacances en Amérique du Sud avec un collaborateur qui lui demandait quel nouvel investissement il aimerait faire dans le sport et il lui a répondu : “Le marathon en moins de 2 heures.” Il a donc contacté le marathon de Londres qui nous a prévenus… On avait peu de temps, il fallait que ce soit cet automne. Mais Ineos est à la fois plus réactif et plus ouvert que Nike, plus à l’écoute de nos besoins et très solide dans son investissement. Jim est un esprit très fort, assez autoritaire, un vrai entrepreneur, de ceux qui prennent tous les jours des décisions, bonnes ou pas, et passent au projet suivant. » Les météorologues d’Ainslie ont planché sur le site idéal, les spécialistes en aérodynamique et contre-la-montre par équipes de Brailsford ont travaillé sur les relais des unités de sept lièvres tractant Kipchoge vers son exploit. On toucherait là la synergie made in Ineos.

 

« Jim avait cette vision de plusieurs équipes dans des sports différents que j’ai trouvée très intéressante, explique Dave Brailsford. J’ai longtemps travaillé dans le programme olympique britannique, où j’avais aimé apprendre d’un sport à l’autre. Vivre ça, plus âgé, dans la dernière partie de ma carrière, c’est assez excitant. Le club de Nice vient d’arriver mais je suis sûr qu’avec une équipe de foot aussi, on va pouvoir échanger et y gagner. » Ratcliffe voudrait que le professionnalisme de son équipe cycliste diffuse dans tous ses projets. Mais il sait qu’un club de foot est une chose très compliquée. Il avoue avoir commis des erreurs avec son premier achat, le Lausanne Sports, pour 7 millions d’euros, en novembre 2017. L’injection d’argent, notamment pour recruter Enzo Zidane (reparti depuis), n’a pas empêché le club de descendre en D2 suisse, ni permis de le faire remonter la saison dernière. Selon un fin connaisseur du sport lausannois, il a aussi mis un quart du budget (70 millions) nécessaire à la construction du nouveau stade de foot de 12 000 places (livré dans un an) pour y ajouter loges de luxe, des restaurants… L’investissement d’Ineos à Lausanne a ceci de particulier qu’il doit surtout à l’installation d’une grande partie de son siège social à Rolle, tout près de là, en 2011. La société y aurait économisé 130 millions d’impôts mais, comme cela se fait en Suisse, devait investir en contrepartie. Ce fut d’abord le cas en sponsorisant le club de hockey, la grande affaire locale, puis le foot, et notamment la formation, via le Team Vaud, du nom du canton pourvoyeur en jeunes talents. « Ce n’est pas l’argent qui les motive, explique l’expert lausannois qui a côtoyé les frères Ratcliffe. C’est d’abord “on y va” et après on fait les comptes. Ils n’ont rien à y gagner et ce ne sont de toute façon pas de grosses sommes pour eux. Ce sont des ovnis comme on n’en a jamais vu dans le sport. Une énigme. Ils veulent un projet qui les motive et qu’il en reste quelque chose pour la jeunesse derrière. Mais la vraie obsession de Jim, c’était le foot anglais. Il avait budgété le rachat du club de Chelsea pour une somme phénoménale, mais (Roman) Abramovitch (son propriétaire russe) ne veut pas vendre… »

 

ineosfoot

 

D’où le choix de Nice, proche de sa base monégasque, plus accessible (100 millions à l’achat) et plus rapidement qualifiable en Ligue des champions qu’un sous-club anglais. Or le sexagénaire ne veut pas traîner. Jean-Pierre Rivère, président de l’OGC Nice jusqu’en janvier (puis à nouveau depuis la fin août), a flairé l’envie de Ratcliffe dans la presse économique. Avec celui qui était son directeur général, Julien Fournier, ils ont pris rendez-vous, en secret, avec Ratcliffe pour lui parler de Nice, alors propriété de Chinois. « Mais on ne leur a pas dit que cela devait se faire avec nous, précise Fournier. Ils étaient, bien sûr, libres d’amener qui ils voulaient. Mais ce sont des gens qui ont l’humilité et l’intelligence d’admettre qu’ils ne sont pas du monde du foot, qu’ils ont commis des erreurs à Lausanne et ce sont eux qui nous ont dit : “On ne le fera que si vous êtes avec nous.” » Les Niçois constatent chaque jour la capacité de Ratcliffe à se mettre en retrait. Le duo Rivère-Fournier ne l’a pas rencontré plus de trois ou quatre fois et jamais plus d’une demi-heure. À ce jour, le milliardaire n’est venu qu’une fois au stade, quand le Gym a pris une claque du PSG (1-4, le 18 octobre). Ce jour-là, Ratcliffe est monté dans le bus des joueurs en compagnie de ses trois enfants, du centre d’entraînement au stade, lui assis à l’avant à côté du coach Patrick Vieira avec qui il avait déjà brièvement échangé. Le boss ne s’est jamais adressé aux joueurs, laissant cette tâche à son frère, Bob. Lors du match contre le PSG, le capo des ultras a fait monter l’Anglais sur sa plateforme, le tenant par l’épaule tandis qu’il exhortait dans son mégaphone les supporters à crier : « Pour Ratcliffe, allez, allez, allez ! » Preuve de l’attente qu’il a fait naître dans un stade où il compte venir régulièrement, caressant le rêve de voir, un jour, Nice y triompher de Manchester United, le club de son cœur depuis toujours.

 

Même si Ratcliffe précise qu’il ne s’agit en aucun cas de jeter l’argent par les fenêtres du vestiaire, « car personne n’aime perdre de l’argent », il sait son importance dans la réussite. Dans l’urgence de la fin de mercato, 50 millions d’euros ont été injectés, dont 20 pour acheter le prometteur Danois de l’Ajax Amsterdam Kasper Dolberg. Au sujet de son défi dans la voile, Ratcliffe ajoute : « Ben est le meilleur marin du monde et il est britannique, ce qui est un bon point de départ, mais il n’avait pas les ressources suffisantes, or on ne peut pas gagner la Coupe de l’America sans cela. » Il aurait également augmenté le budget de son équipe cycliste, déjà de très loin le plus important du peloton du temps de Sky, jusqu’à dépasser la barre des 40 millions et l’on comprend que, même si Egan Bernal fait partie de la maison, il souhaite plus que tout le retour de Froome en jaune. Mais sans interventionnisme. « La pression du résultat, on se la met nous-mêmes, coupe Brailsford. Jim suit tout ça, pose des questions, pousse, challenge, soutient. Il n’y a pas un responsable sport global, juste lui et un directeur par sport à qui il fait confiance. Et on échange tous entre nous. » Ainslie enchérit : « L’approche Ineos est fascinante dans sa capacité à pousser les projets et à se concentrer sur les détails. Ils réunissent tous les gens impliqués deux jours par an et on parle de tous les aspects. Et avec Jim, on se rencontre formellement tous les deux mois environ pour faire le point. Jim veut gagner mais il comprend le sport, le fait qu’on ne peut pas s’imposer tous les jours. »

 

Certains affirment que si son défi ne gagne pas en 2021, il offrira une deuxième chance à Ainslie. Quant au vélo ou au foot, il est propriétaire, il n’y a donc pas de limite dans le temps comme avec un sponsor.

 

Pourrait-il se lasser et renoncer ? Tous le décrivent comme un homme qui tient ses engagements. Surtout qu’il a le sport chevillé au corps. À Vienne, il se racontait ainsi : « J’ai couru trente marathons. Mon premier, j’avais 27 ans, c’était une époque où l’on vous regardait encore de travers quand on courait dans New York ou Londres. Et j’ai battu mon record à 57 ans, en 3 h 29’, je suis à maturité lente. » Il rit de son bon mot et enchaîne : « Désormais, je fais plus de vélo avec mes deux garçons. La Côte d’Azur est un endroit magnifique mais je ne suis pas du genre à rester à ne rien faire sur une plage ! » En revanche, cet ancien milieu de terrain amateur précise qu’il a arrêté de jouer au foot à l’âge de 60 ans, un jour où le tacle d’un gars costaud, qu’il compare en s’amusant à Vieira, l’a décidé à raccrocher les crampons.

 

Il y a aussi ces investissements moins clinquants. En 2013, Ineos a injecté 1,8 million dans une fondation, Go Run For Fun, qui incite les enfants à courir. Puis financé une autre, le Daily Mile, une idée d’une enseignante écossaise pour faire courir un mile (1 609 mètres) quotidien aux élèves. On ne sait combien de millions a pu dépenser Ratcliffe dans ces associations mais il se félicite de leur réussite : « On en est aujourd’hui à 2 millions d’enfants entre 5 et 10 ans qui courent un mile par jour dans 10 000 écoles de 65 pays, c’est pas mal ! »

 

Autre exemple : familier de la très prisée station de Courchevel, où il a acheté il y a des années un hôtel 4 étoiles, le Portetta, et un grand chalet, Ratcliffe y est partenaire du club des sports depuis sept ans. Bruno Tuaire, son président devenu un proche, rapporte qu’il finance la construction d’un nouveau bâtiment moderne pour le club, qui sortira de terre l’an prochain, à hauteur de 19 millions d’euros sur ses deniers propres. « Sa fille est au club depuis quatre ans, désormais en compétition, on a sympathisé, il m’a emmené skier une fois avec lui au Canada et ça a matché, dit Tuaire. C’est un authentique passionné. Peut-être un peu incompris. On n’a pas cette mentalité du mécénat en France, rendre une partie de sa fortune avant de mourir (Ratcliffe a fait un don de 29 millions à son ancienne école, la London Business School). On m’interroge souvent sur ce qu’il me demande en contrepartie, mais il ne me demande rien, il veut juste aider les jeunes ! »

 

Le milliardaire a-t-il d’autres projets sportifs ? « Je dois d’abord digérer celui-là », disait-il à Vienne. « On fera peut-être encore un autre sport mais ce sera tout », évacuait-il quelques jours plus tard à Monaco. « Il n’y a jamais de coup isolé dans l’esprit de Jim, lance Fran Millar. Il a des ambitions très audacieuses, donc si le bon défi se présente avec le bon athlète et la bonne opportunité, je ne dirais jamais “jamais” avec lui. » Brailsford opine : « Ça ne m’étonnerait pas qu’il se diversifie encore… » Pourquoi pas dans le ski ? Tuaire a son idée mais ne souhaite pas en parler. Sur les réseaux sociaux, il y a quelques jours, l’ex-roi du sprint cycliste Mark Cavendish lui a proposé d’aider l’Italien d’Ineos, Filippo Ganna, auteur d’un record du monde de la poursuite sur piste en 4’2’’647, à devenir le premier homme à descendre sous les 4 minutes sur 4 km. Comme Roger Bannister sur le mile athlétique en 1954, source d’inspiration pour Ratcliffe et Kipchoge. Nul doute qu’ils sont nombreux à rêver de murmurer à l’oreille du boss l’idée d’un nouveau jouet. Et l’on entend d’ici les éclats de rire de l’intéressé, ceux d’un Père Noël à la hotte pleine s’avançant dans une forêt de sapins.

 

Près de 400 M€ * déjà investis

Foot 180 millions (NICE depuis août 2019 et LAUSANNE depuis fin 2017, dont un nouveau stade)

Voile 130 millions (TEAM INEOS UK, America’s Cup 2021, achat en avril 2018)

Cyclisme 40 millions (TEAM INEOS, achat en mars 2019)

Athlétisme 20 millions (INEOS 1:59 CHALLENGE en octobre 2019 + FONDATIONS GO RUN FOR FUN ET DAILY MILE)

Ski 19 millions (partenariat et don personnel au club de Courchevel)

Hockey sur glace 10 millions (sponsoring de LAUSANNE depuis 2010 + patinoire provisoire)


*Ce sont des estimations, la plupart des chiffres restant confidentiels.